1. Contexte
Fin 2018, notre équipe a reçu un financement du Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ) pour mettre en oeuvre un projet de renforcement des capacités de recherche en santé mondiale. Nous avons choisi le thème encore peu exploré au Québec de la décolonialité appliquée dans les sciences sociales.
Notre projet poursuivait deux objectifs :
I. Sensibiliser les étudiants et jeunes chercheur.e.s en santé mondiale du Québecet d’ailleurs à l’approche décoloniale;
II. Élargir le réseau académique de ces étudiant.e.s et jeunes chercheur.e.s encréant des liens avec des étudiant.e.s de disciplines connexes pratiquant la décolonialité du savoir. Afin d’atteindre ces objectifs, nous avons utilisé trois méthodes : la sensibilisation à
l’approche, la rédaction d’outils sur l’approche décoloniale et la stimulation du réseautage. La sensibilisation et la stimulation du réseautage passaient par l’organisation d’activités collectives durant toute une journée. Une première activité a eu lieu le 15 mai 2019 à la Salle Sphère de l’Université de Montréal. Le 6 décembre 2019, nous nous sommes réunis à l’Ecole de Santé Publique de l’Université de Montréal. Une vingtaine de participants ont participé à cette journée, que nous avons intitulée – du fait de la
présence de deux invités d’honneur – Symposium sur l’approche décoloniale ensciences sociales.
2. Déroulement de la journée
La journée a démarré par un mot de bienvenue et la présentation du déroulement de la journée (Prof. Oumar Samb). L’ensemble des activités ont été animées par Dr. Lara Gautier. La première activité de la journée était une leçon inaugurale, donnée par le Dr.
Youssouf Karambé, Directeur des études à l’Institut National de la Jeunesse et des Sports du Mali. Celui-ci a présenté l’approche décoloniale, nourrit de différents mouvements (y compris venant d’intellectuels d’Afrique francophone) qui se veut un « point de départ intéressant pour initier un changement dans la conception de la recherche et des interventions ». L’approche décoloniale part du principe que la colonialité du pouvoir (et donc, du savoir) n’a pas disparu après la décolonisation. Il importe donc de déconstruire les savoirs et les modèles d’interventions des occidentaux en Afrique postcoloniale, considérés comme étant universels. La décolonialité prône notamment la pluriversalité des savoirs. Dr. Karambé a évoqué notamment la Charte de Kurukanfuga adoptée en 1236, aux temps du Royaume Mandé, qui énonce les droits de l’homme bien avant la déclaration de 1789. On reconnaît toutefois qu’il y reste toujours une part d’”indécolonisable” dans les sociétés africaines contemporaines. Il s’agirait alors de s’approprier et d’adapter les grilles de lecture occidentales, tout en valorisant les grilles de lecture africaines. Sur cette base,
plusieurs pistes sont proposées pour intégrer l’approche dans la recherche, l’enseignement et l’intervention. Pour la deuxième activité, le deuxième invité d’honneur était l’artiste-chercheurplasticien Eddy Firmin, dit ”Ano”. Dr. Firmin nous a présenté son cadre d’analyse, qui mobilise des « codes de remédiation » permettant de donner un sens au savoir de part et d’autre de la colonialité, séparant colons et esclaves (ou colonisés). Toutefois, la domination des codes de remédiation du colon dans la structure de partage du savoir crée une multitude d’injustices épistémiques, et passe sous silence tout le savoir de l’esclave et du colonisé. Dr. Firmin a terminé son propos en nous présentant plusieurs de ses compositions artistiques, qui mettent en scène ces injustices épistémiques.
Après une pause café, nous sommes passés à une table ronde, intitulée : Pourquoi et comment repenser nos grilles d’analyse en sciences sociales dans une perspective de décolonialité ?
Nous y avons retrouvé trois intervenants :
1. Dr Faisca Richer : Médecin, spécialiste de la santé des autochtones, Département d'épidémiologie de la Faculté de Médecine de l'Université McGill
2. Dr. Eddy Firmin : Diplômé de l’École Supérieure d’Art du Havre, de l’Institut Régional d’Art Visuel de la Martinique et docteur en Études et Pratique des Arts de l’Université du Québec à Montréal. Cofondateur de la revue de recherches décoloniales “Minorit’Art”.
3. Dr. Youssouf Karambé : Président de l'Association des jeunes docteurs et doctorants du Mali, directeur des études de l'Institut National de la Jeunesse et des Sports de Bamako, Membre du Laboratoire Mixte International de Recherche MaCoTer.
Dr Richer, qui travaille en milieu autochtone, nous a parlé de ses frustrations au sujet des recherches qui portent sur ces communautés, elle se questionne sur la possibilité et la pertinence même de mener des recherches « décolonisées » dans ces milieux. « Peut-être que les gens de ces communautés ont envie de préserver leur différence, leur langue : ils ne souhaitent peut-être pas tout partager avec ceux qu’ils considèrent comme des étrangers ». Il conviendrait donc de respecter cela. Dr Richer ajoute que l’histoire des peuples autochtones doit être racontée : il y a encore beaucoup d’ignorance du côté du colon, du settler. Dans le colonialisme autochtone, on est beaucoup dans des enjeux de territoire et d’accès aux ressources naturelles, donc celasoulève des questions politiques et économiques. Ce qui peut être commun avec le contexte colonial en Afrique et dans les Caraïbes, c’est que c’est souvent caché sous une perspective culturelle – faisant écho à ce que disait Eddy Firmin. Alors on promeutnl’adaptation culturelle de nos interventions, et pourtant on est en fait dans des enjeux politiques avant tout !
À ce sujet, évoquant les éventuelles similitudes entre art autochtone et art décolonial,
Dr. Firmin affirme qu’on n’affronte pas la colonisation de la même manière avec la même histoire : le projet décolonial peut rester le même, mais il mobilise des perspectives et des réalités qui peuvent être très différentes. Il précise qu’au Québec en particulier, les artistes sont intéressés à tresser leurs racines avec d’autres interrogations qui leur ressemblent.
Dr. Karambé enchaine sur les efforts à fournir par les universitaires occidentaux, ou« occidentalisés », l’importance de reconnaître la limite de leurs grilles de lecture, et l’importance de s’adapter aux contextes des terrains d’étude dans lesquels ils se
déplacent. Il s’agit de comprendre l’homme, et les phénomènes qui l’entourent, dans
son milieu, dans son histoire.
Dr Richer a évoqué le fait qu’il n’est pas possible de laisser totalement de côté sa « lunette occidentale » quand on est occidental et qu’on fait de la recherche. On ne peut jamais être « objectif ». Il faut partir de l’idée que toute réalité est prise de la
perspective de la personne qui la regarde. Cela implique donc d’évoquer surtout les biais que l’on peut avoir. Utiliser des concepts comme « décoloniser l’université » c’est trop facile, cela peut simplement amener à déculpabiliser ce lieu de pouvoir. Et,
reprend Dr Richer, en tant qu’occidental, cela reste une illusion, de penser qu’on peut laisser facilement notre lunette culturelle de côté. En termes d’outils à utiliser, cela suppose également de laisser de la place au silence, de s’arrêter de parler, de prendre
le temps d’écouter et d’observer l’autre pendant ces moments de silence.
Dr. Firmin renchérit, affirmant revendiquer le respect de l’opacité – ces non dits à travers lesquels s’expriment différemment tant de peuples (anciennement) dominés. Dr. Firmin évoque également la revue qu’il a cofondée, Minorit’Art, qui s’inscrit hors
des circuits classiques des revues scientifiques ; elle n’est pas créée par une université.
Il s’agit de donner la voix à tous les artistes qui souhaitent articuler une pensée. Cette revue s’intéresse aux logiques qui articulent les résistances des artistes et des penseurs décoloniaux qui gravitent autour des arts visuels.
On donne ensuite la parole au reste de la salle, et on y évoque le fait que les peuples (anciennement) colonisés eux-mêmes ne connaissent pas leur propre histoire, parce qu’on l’a supplantée par l’histoire occidentale. On se rend compte qu’en général, l’histoire des peuples colonisés racontée par eux-mêmes est très mal connue. Elle est même peu connue des intellectuels africains et caribéens : on incite à (re)découvrir les lectures sur l’histoire de l’Afrique et de l’esclavage dans les Caraïbes. On discute aussi
des raisons de ce manque généralisé de connaissance : c’est le schème de pensée occidental qui a en effet structuré toute la structure du savoir « moderne ». Il apparaît donc difficile, même en recrutant des professeurs autochtones par exemple, de leur
donner l’espace qui leur permettra de diffuser un enseignement qui est ancré dans une toute autre réalité, vécu intimement par ces chercheurs autochtones. Est-il possible d’imaginer enseigner l’art autochtone par exemple à des étudiants formés à des outils
qui dérivent d’une autre structure de pensée qui les a façonnés toute leur vie – la pensée du colon ?
On tente à la fin de la discussion de trouver des « positions mitoyennes », qui donneraient la possibilité aux peuples (anciennement) colonisés de se percevoir pour ce qu’ils sont, et non seulement à travers la lunette occidentale. Ils pourraient alors de raconter et se construire en dehors de l’imaginaire colonial. On peut développer des outils pour cela – la thèse d’Eddy Firmin propose un bel exemple. On doit aussi apprendre à mieux critiquer ses propres croyances, et à connaître les limites des outils
qu’on utilise. Et, simplement, être conscient de ses privilèges.
Pour finir, nous avons présenté les étapes suivantes possibles et nous nous sommes réunis en deux sous-groupes visant à trouver des réponses à deux questions :
I. Comment intégrer l’approche décoloniale dans l’enseignement et la recherche ?
- Des propositions très riches ont été faites pour avancer sur ces points :
des stratégies d’engagement professoral (sensibiliser les professeurs à l’approche décoloniale) et des plus hautes instances - l’engagement d’une réflexion véritablement transdisciplinaire voire
« antidisciplinaire », qui utiliserait un langage universel et mobiliserait des outils et méthodes afin d’assurer cohérence et articulation de la pensée, ceci permettant de garantir une rigueur scientifique - le développement d’une plateforme de réseau social pour encourager les échanges (y compris en utilisant les applications mobiles), voire un site internet avec une option pour poster des billets de blog mais aussi un forum de discussions. Cette plateforme ou ce site pourrait servir d’outil de réflexion sur le savoir et le pouvoir (dé)colonial, invitant aussi à une remise en question générale
des outils qu’on utilise dans nos recherches.
II. Comment intégrer l’approche décoloniale dans l’intervention ?
- Avant d’aller sur le terrain pour contribuer à la conception ou à la mise en oeuvred’une intervention, il est essentiel d’adopter une ouverture d’état d’esprit, c’està- dire se mettre dans la position de quelqu’un qui souhaite comprendre quels sont les fondements derrière une pratique ou un phénomène, plutôt que donneur de leçon en partant d’idées préconçues. Ainsi, il est urgent de dépasser
la dichotomie « chez nous / chez vous » quand on commente les phénomènes de contrées qui nous sont étrangères. - Adopter une position d’humilité culturelle qui permet d’engendrer une pratique respectueuse et efficace
3. Conclusion et perspectives
Cet évènement marque le début de la clôture du projet financé par le RRSPQ. Partantdes riches échanges que nous avons eues avec les participants et invités d’honneur, nous proposons les pistes suivantes : développer un site web (il existe des solutions gratuites), utiliser les fonds du RRSPQ qui restent pour embaucher une étudiante de l’UQAT formée à l’approche décoloniale en santé mondiale, qui sera chargée d’animer des discussions en ligne sur cette approche. Nous y partagerons aussi le présent compte-rendu ainsi que des informations vulgarisées, et des billets de blog sur des sujets spécifiques, en recherche ou intervention, liés à la santé mondiale. Nous diffuserons également aux participants une courte capsule vidéo qui a été préparée pendant le symposium, et le présent compte-rendu. À long terme, nous espérons enfin pouvoir mobiliser le réseau des études autochtones autour de cette approche, à travers notamment le lien établi avec Dr Richer, mais aussi à travers l’école d’études autochtones de l’UQAT.
NB : Nos sincères remerciements au Dr. Youssouf Karambé pour sa relecture du présent compte-rendu.
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